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article publié dans la Revue de l'Agenais, janvier-mars 1985, pp.47-75 La
résistance républicaine au coup d'État du 2 décembre 1851 de Louis
Napoléon Bonaparte dans le Néracais Chapitre
II : AUTOPSIE D’UNE INSURRECTION « O
République universelle Tu
n’es encor que l’étincelle Demain
tu seras le soleil. » Victor
Hugo – « Les
Châtiments » « L’exil,
c’est la nudité du droit. » Victor
Hugo – « Ce que c’est que l’exil. » 1.
Les démocrates-socialistes en Albret : La Genèse de
l’organisation Nous
avons vu dans notre premier
article, qu’en décembre 1851, une des explications de la levée
en masse en un temps record des républicains de l’Albret, reposait
sur l’existence d’un vaste réseau de « sociétés secrètes ». D’où
viennent donc ces sociétés secrètes qui inquiétaient tant les
autorités de l’époque, et qui intriguent encore l’historien
d’aujourd’hui ? Contrairement
à ce qu’a prétendu la propagande officielle de l’administration
napoléonienne, elles ne sont pas directement le produit de la révolution
de 1848. Au contraire, dès l’annonce du renversement de la monarchie,
fleurissent, dans de nombreuses villes et communes du département, des
organisations, souvent informelles, mais qui affichent publiquement
leurs convictions républicaines rien de secret ni de clandestin dans
cette éclosion. Le peuple républicain, trop longtemps muselé, réduit
à l’impuissance, laisse éclater au grand jour la joie des
retrouvailles avec la République : partout se multiplient
banquets, défilés musique en tête, plantations d’arbres de la
liberté, réunions publiques. L’Albret n’échappe pas bien sûr à
la liesse populaire. En
même temps que les cérémonies plus ou moins fastueuses se déroulent,
et en suivant l’exemple d’Agen où se créé en novembre 1848 le
« Cercle des Travailleurs », les républicains radicaux
profitent du climat de liberté retrouvée pour s’organiser en pleine
lumière : dans de nombreuses communes apparaissent des cercles républicains
(certains légalement déclarés). L’éventail
politique est très large, illustrant le bouillonnement démocratique
des premières années de la République. Ainsi, à Nérac, on trouve
plusieurs cercles qui se réclament de toutes les nuances républicaines.
Le cercle « Tozy » (créé sous Louis-Philippe), baptisé
« La Chambre », devient le cercle « Dussol » après
l’avènement de la République. Il regroupe la bourgeoisie républicaine
(souvent du « lendemain ») et affiche un programme très modéré.
Le président du club est le commandant de la garde nationale, un républicain
conservateur. Ce cercle a une succursale au « Petit Nérac »,
le cercle « Concher », où l’on retrouve la même tendance
politique : anciens royalistes, républicains de fraîche date,
dont le Maire et le Procureur. A l’opposé, on trouve au « Petit
Nérac », un autre cercle, regroupant les républicains de
« la veille » et les « démocrates-socialistes »,
le « cercle littéraire démocratique », la littérature
n’étant bien sûr qu’un paravent, bien transparent, et le cercle
est, aux yeux de tous, le lieu de regroupement public de ceux que les
conservateurs vont baptiser « les rouges ». Cette « légalisation »
qui est plus de fait que de droit, est un indice des difficultés
qu’ont rencontrées les républicains pour affirmer leur existence, et
le titre choisi, une illustration des artifices auxquels ils ont été
contraints de recourir pour s’exprimer. Ainsi, ce cercle a été créé
par de vieux républicains appartenant à la loge maçonnique de Nérac,
fondée sous la monarchie. Les « animateurs » de cette loge
(dont nous reparlerons plus loin) Durban et Gouhemont, avaient autrefois
appartenu à une autre société républicaine, « La société des
droits de l’homme », et avaient eu également des démêlés
importants avec la justice toulousaine. L’origine et la filiation du
cercle montrent le cheminement souterrain des aspirations républicaines
que n’ont réussi à étouffer ni la Restauration, ni la Monarchie de
juillet, et qui sont réapparues d’une manière encore plus affirmée
à la première occasion historique. Autour de Nérac, les rapports du
Sous-Préfet signalent aussi l’existence des clubs républicains à
Buzet où deux cercles sont organisés, à Mézin également deux
cercles sont apparus, l’un regroupant « les conservateurs »
qui s’intitule « les amis de l’ordre » et qui regroupe
cent soixante membres, l’autre étant une société républicaine très
active, un cercle à Sos ; au village du Paravis, les républicains
se réunissent trois fois par semaine chez des particuliers pour
discuter du journal La Réforme, sans
oublier Lavardac, Barbaste et Xaintrailles, cités partiellement ou
totalement acquises au républicanisme radical puisqu’elles ont élu,
en août 1848, des conseils municipaux et des maires « démocrates-socialistes ». Dans
le prolongement de leur apparition publique, les « démocrates-socialistes »
s’investissent également pleinement et sans restriction dans la préparation
des échéances électorales que la conquête toute récente du suffrage
universel a permises. Rien de moins « clandestin » à cette
étape de la République, que ces hommes que l’on dépeint déjà
comme des « fauteurs de désordre », puisqu’ils aspirent
le plus pacifiquement et le plus légalement du monde à convaincre, par
le moyen des urnes, la majorité de leurs concitoyens, que démocratie
politique et démocratie sociale sont synonymes. Elections municipales,
législatives, présidentielles, à chaque occasion se présentent les
listes et les noms « démocrates-socialistes ». Avant chaque
élection se mettent en place des « comités électoraux démocratiques »
qui regroupent les habitants des communes, décidés à défendre et à
soutenir la liste présentée. Il arrive souvent, d’ailleurs, que le
climat électoral soit très tendu. Les tensions entre les deux pôles
du courant républicain se manifestent par des incidents (préfiguration,
en quelque sorte, des affrontements à venir) qui lézardent
l’unanimité de façade des premiers jours de la Révolution de 1848. A
Nérac, pour l’élection présidentielle de 1848, est convoqué un
comité électoral d’arrondissement. Les deux factions s’y rendent,
chacune de leur côté, en rameutant leurs sympathisants (le Maire a même
organisé une parade de la garde nationale avec roulements de tambours,
pour le même jour). La salle est pleine à « craquer ».
L’ambiance est lourde et électrique. On s’observe, on se dévisage
on se compte, puis... on passe au vote. C’est un succès pour les démocrates-socialistes
(mieux organisés, plus « militants ») qui l’emportent par
211 voix à leurs candidats (Descudé est nommé président, Clerc
vice-président), contre 53 seulement au Maire Larroze et à ses amis.
(Cette victoire sera de courte durée, puisque au moment du véritable
scrutin, celui de l’élection présidentielle, Louis-Napoléon
l’emportera largement à Nérac devant le candidat « démocrate-socialiste »
Ledru-Rollin...). A
Moncrabeau, les électeurs viennent assister au débat sur le mérite
des candidats. Après une discussion passionnée et animée, le
commandant de la garde nationale, J. Mousteu, écrit au journal Le
Républicain pour signaler que dans leur majorité, les électeurs
de Moncrabeau sont acquis à Ledru-Rollin. Mais
le point culminant est la consécration de l’apparition « légalisée »
du mouvement démocrate-socialiste, on peut le situer au moment où va
se dérouler le congrès républicain d’Aiguillon, en mars 1849, que
l’on peut considérer comme la première tentative structurée
d’unification départementale du mouvement, jusque-là un peu éparpillé
et éclaté, souvent marque et influencé, plus par telle ou telle forte
personnalité locale que par la clarté d’un projet politique commun.
Préparé avec un grand souci de démocratie (les délégués sont élus
par commune), le congrès a pour but de désigner les futurs candidats
« démocrates-socialistes » aux élections législatives.
Les postulants doivent subir un véritable « examen de passage »,
apostrophés par les questions jaillies de l’assistance (à noter que
Nasse, dont nous avons parlé dans notre premier article, est le plus
populaire des démocrates-socialistes, puisqu’il est désigné
candidat avec le plus de voix 473 sur 491 délégués au congrès, alors
que l’Agenais Vivent n’en obtient que 88). A ce moment, le mouvement
républicain est en pleine croissance, enraciné dans de nombreuses
communes, commençant à toucher le peuple des campagnes, bénéficiant
d’un journal quotidien rayonnant sur tout le département, disposant
d’orateurs et de « leaders » reconnus, améliorant sans
cesse ses scores électoraux, il peut, de la tribune du congrès,
affirmer sa force et sa bonne santé. Après
les événements de juin 1848, mais surtout après la victoire de
Louis-Napoléon aux présidentielles, la situation va changer. La IIe République
va connaître une évolution répressive. Les libertés publiques toutes
neuves (liberté de presse, d’organisation, suffrage universel) vont
être petit à petit remises en cause puis supprimées. Les
républicains conservateurs, d’accord dans un premier temps pour
renverser la royauté, prennent peur quand s’expriment des projets de
transformation sociale plus profonde (sans oublier, bien sûr, que parmi
ces républicains, beaucoup n’étaient que d’anciens monarchistes
ralliés du bout des lèvres). La
croissance du mouvement démocrate-socialiste, que nous avons analysée,
ne pouvait que renforcer chez les partisans de l’ordre, cette frayeur
et cette volonté d’endiguer un courant dont les aspirations encore
confuses, allaient certainement dans le sens de changements plus vastes.
La vague répressive commence fin 1848, par toucher les fonctionnaires
soupçonnés d’avoir voté ou fait voter Ledru-Rollin. A Nérac, on écrit
au Journal du Lot-et-Garonne pour
dénoncer des employés des Ponts et Chaussées, des cantonniers, des
facteurs ruraux qui avaient organisé la campagne pour Ledru-Rollin. Le
Maire de Montesquieu destitue un appariteur Nopsègue, un piqueur des
Ponts et Chaussées de la région, Lhéritier est sanctionné. Ensuite,
le Sous-Préfet de Nérac, Faucher, parent du ministre de l’intérieur,
animé d’un zèle tenace et doté en même temps d’une morgue très
« aristocratique » s’emploie à traquer toutes les
manifestations de l’esprit démocrate-socialiste, voire républicain.
Il entreprend d’abord de s’attaquer aux points d’appui du
mouvement, les municipalités qui ont été conquises aux élections. Le
Maire de Barbaste, Larnaude, est destitué sous le prétexte qu’à la
tête du Conseil Municipal et avec l’appui de la Garde Nationale, il a
défendu un terrain communal que réclamait A. Bransoulié, minotier,
propriétaire du moulin des Tours et ami de Larroze, Maire de Nérac. Un
autre Maire démocrate-socialiste du département sera également révoqué
pour avoir « fait émonder des arbres sans autorisation préfectorale ».
Quelque temps après, il menace de dissoudre la municipalité de
Casteljaloux en prononçant publiquement une phrase qui a fait beaucoup
de bruit à l’époque, suscitant l’indignation des démocrates-socialistes :
« Quand je reviendrai à Casteljaloux, je ne me servirai pas de
mon écharpe, mais de ma cravache. »[1] Parallèlement
à ces mesures, se développe dans la presse (surtout le Journal
du Lot-et-Garonne), une campagne visant à présenter les démocrates-socialistes
comme des hommes sanguinaires et violents. En mai 1848, des dénonciateurs
anonymes accusent Darnospil d’avoir dit (en occitan !) au cours
d’une fête « qu’il fallait faucher les riches, qu’il
fallait que les métayers spoliassent les propriétaires et que les
valets volassent les maîtres... ». Dans le même journal, on prête
à Nasse le discours suivant : « Si je suis élu, je
proposerais une loi pour faire tomber quatre cents têtes dans la seule
ville de Nérac. » Les démocrates-socialistes, dans Le
Républicain, s’empressent bien sûr de démentir ce qu’ils
considèrent comme des allégations calomnieuses. On porte même plainte
pour diffamation ! Bientôt,
par une espèce d’engrenage de la répression, les autorités
s’attaqueront à tout ce qui peut de près ou de loin symboliser ou
rappeler les périodes révolutionnaires. Le Sous-Préfet de Nérac, en
particulier, se montrera d’une vigilance extrême pour tout ce qui
peut représenter, à son avis, des « menaces pour l’ordre
public ». Rien ne lui échappe. La police de Nérac donne
l’ordre à des sculpteurs d’enlever de leur jardin une statue de
« Catalan » coiffé du bonnet rouge. Le journaliste du Républicain,
Gimet, qui rapporte l’anecdote, ajoute ironiquement :
« on parle de proscrire la couleur rouge jusque dans le spectre
solaire... » Pour
les républicains, l’expression publique est quasiment réduite à néant.
Même le chant est étroitement surveillé. Faucher fait afficher une
proclamation aux habitants de Nérac, selon laquelle « l’ordre
est en péril... parce que des jeunes gens de la ville ont coutume de
parcourir les rues, les soirs de fête, en chantant la Marseillaise, et
le chant du départ... » Le Maire, aussitôt, prend un arrêté
interdisant de chanter dans les rues... Quelques temps plus tard, le
Commissaire de Nérac intervient au café Rodolphe après avoir entendu
des chants et des cris « Vive Ledru-Rollin » accompagnés
par une flûte de pan. A son entrée dans le café, il est accueilli par
des huées, bat en retraite et revient fortement encadré par des
gendarmes. On procède à des vérifications d’identité. Se trouvent
réunis là des démocrates-socialistes bien connus des Néracais :
l’avocat Caillavet, le tailleur Pitrac, le cordonnier Lalannes, le
boulanger Col, l’instituteur Figuère, le charcutier Bonnet... Les
gendarmes ont arrêté en fin de compte le chanteur, d’origine
italienne, dont les papiers n’étaient pas en règle. Bon exemple de
ces hommes, nombreux, contraints à l’errance, au vagabondage, souvent
colporteurs ou exerçant de petits métiers de ville en ville, en
suivant les grands axes de communication, mais qui, en même temps,
favorisaient la pénétration des idées nouvelles, la diffusion des
informations, de refrains satiriques le long de leurs déplacements (en
1849, un colporteur est arrêté à Mézin, accusé d’avoir prononcé
des « paroles séditieuses » et « diffusé des fausses
nouvelles »...) Les
facettes de la répression sont multiples. On destitue les instituteurs,
Delanne à Casteljaloux, Piraube à Nérac, Figuès à Vianne, soupçonnés
de « propager dans la jeunesse les idées socialistes ». On
perquisitionne à de nombreuses reprises au domicile des dirigeants du
mouvement : le 23 juin 1849 chez Nasse, au domaine de Lagrange,
pour rechercher Ledru-Rollin (?), le 29, perquisition chez Darnospil à
Bruch (domaine de Belloc) pour y chercher des armes et des munitions. On
expulse même un vieux prêtre polonais, installé à Nérac depuis
longtemps, le père Wysocki Nicomède... L’ensemble
de ces mesures va bien sûr désorganiser, dans un premier temps, le
mouvement démocrate-socialiste, limiter ses possibilités
d’expression, mais également le contraindre à la clandestinité. En
effet, les démocrates-socialistes ne vont pas renoncer à se battre
pour leurs idées, ils vont continuer à se réunir, à s’organiser,
à étendre leur influence, mais sans que la police et la justice se
doutent de toute l’étendue du réseau ramifié qu’ils vont mettre
en place dans les villes et les campagnes. De là proviennent ces
fameuses « sociétés secrètes » dont nous cherchions au début
l’origine. L’expression évoque la conspiration masquée qui se
trame dans l’ombre, le coup de force qui se prépare à la lueur des
bougies. La réalité est sans doute (du moins au départ) moins
« romantique » que le halo de mystère qui entoure les deux
mots aurait pu le laisser supposer. D’abord, les démocrates-socialistes
sont contraints à se cacher, ce n’est pas un choix délibéré. Les
clubs et cercles sont fermés, interdits par décision de justice. Il
faut donc, dans un premier temps, continuer à se réunir. On choisit généralement
des lieux discrets, éloignés. Ainsi, il semble qu’un des lieux de réunion
des démocrates-socialistes du Néracais ait été la propriété que
possédait l’avocat agenais Vivent près de Fieux, domaine de
Lapaillargue, puisque la police y effectue, sur dénonciation, en
novembre,1849, une « visite domiciliaire » afin d’y
trouver la trace « de conciliabules nocturnes et secrets[2]
qui s’y seraient tenus... » On
se réunit également chez les leaders démocrates de la localité, mais
le lieu de rassemblement essentiel reste le café, l’auberge, le
cabaret seuls lieux de rencontres publiques encore autorisés, où on
peut, sans crainte, autour d’une bouteille de vin ou d’une chope de
bière, commenter les événements, échanger les nouvelles, ou, quand
on est en confiance, les consignes. Le gendarme ne pénètre pas, sauf
en mission, dans le café républicain, tandis que le silence et la
suspicion s’installent quand rentre l’étranger, en ces temps où il
faut se méfier des nombreux « mouchards» de la police. Le rôle
central du café comme lieu de rassemblement, nous l’avons déjà noté
dans le récit des événements (café Rodolphe, à Nérac, café
Faulong à Barbaste), nous avons vu aussi que c’est l’endroit où,
la chaleur de l’amitié et celle du vin aidant, on se sent assez fort
pour chanter les refrains révolutionnaires et crier les slogans
« séditieux ». Ce n’est pas pour rien que la Préfecture
demande au Sous-Préfet une enquête sur les cafés suspects « d’encourager
et de favoriser la propagation des idées anarchistes »[3].
A Nérac, par exemple, quatre cafés sont surveillés de près par
l’autorité, soupçonnés d’accueillir des réunions démocrates-socialistes.
Le café Rodolphe ou « café suisse », car son propriétaire
est un suisse depuis longtemps acquis aux idées libérales (place du
Griffon), le café Trenque, rue Fontindelle, le café Paul, place du
Prieuré, derrière l’église, et le cabaret « Cavalié »
au Petit Nérac. Petit
à petit donc, les « sociétés secrètes », ou pour être
plus exact, les clubs républicains contraints à la clandestinité,
s’organisent au plan local et au plan départemental. Les liaisons étaient
souvent assurées par des « leaders » du mouvement (Fournel,
Delpech, Nasse, Vivent et plus tard Gauzence) qui font la tournée des
localités et dont la police suit attentivement les déplacements.
D’autre part, un autre réseau, encore plus secret, mais bénéficiant
en même temps de la tolérance gouvernementale, va se développer,
parallèlement au premier. Il s’agit de l’utilisation par le
mouvement républicain du réseau d’organisations qu’offre à l’époque
la Franc-maçonnerie. Cette organisation ancienne (il faudrait plutôt
dire ces organisations, puisque les obédiences sont diverses) dont les
« loges » sont présentes sur tout le territoire, a eu droit
à un traitement de faveur, puisqu’elle était autorisée sous la
monarchie de juillet. Les républicains ont compris très tôt l’intérêt
que pouvait représenter ce réseau national. Quelle intéressante
couverture pour leurs activités que la loge maçonnique qui se réunit
régulièrement avec toutes les garanties de sécurité, de discrétion
quant aux participants, et même « d’inviolabilité »,
attachées aux règles de fonctionnement de l’organisme. (Il est
d’ailleurs bien difficile de démêler si les républicains sont
devenus francs-maçons par pragmatisme et par opportunisme, ou
si l’idéologie de la Franc-maçonnerie ne portait pas plutôt
naturellement ses membres à devenir républicains). Les signes de cette
imbrication de la Franc-maçonnerie et du mouvement démocrate-socialiste
sont nombreux en Lot-et-Garonne. Quelques faits comme exemples.
L’avocat Vivent, figure de proue du mouvement républicain agenais, était
en même temps le « grand prêtre » de la loge maçonnique
d’Agen. Quand l’éditeur du Républicain
arrive au journal, il est surpris d’être accueilli avec des poignées
de mains « maçonniques » (rituel de reconnaissance, voir
plus loin). Peu de temps avant le coup d’état, la loge de Villeneuve
sera fermée et on retrouvera plusieurs de ses membres arrêtés en décembre
1851. Mais la « preuve » la plus tangible de cette osmose
entre les républicains et les francs-maçons, on la trouve dans les
archives de police. En effet, le 21 mars 1849, le commissaire de police
de Nérac effectue, sur ordre du sous-préfet Faucher, une perquisition
à la loge maçonnique de la ville, dont le siège se trouvait dans une
dépendance de l’ancien château, dépendance qui appartenait à
« feu Joseph Mondiz ». Que découvre le fonctionnaire
d’autorité dans la grande salle ? D’abord le mobilier et les
objets traditionnels de la maçonnerie. Un ensemble hétéroclite dont
il dresse l’inventaire et que l’on doit retrouver dans de nombreuses
loges. Mais qui trouve-t-il, debout derrière la table, alignés sous un
tableau représentant « Dieu créant la lumière », revêtus
de l’habit et des insignes maçonniques ?..
la plupart des dirigeants démocrates-socialistes de la ville, que
l’on verra à la tête des insurgés au matin du 4 décembre. Il y a là
Durban « le Vénérable », le tapissier Capuron, le
charpentier Brousse de Cauderoue, le chapelier Bordes, le tailleur Trézéguet,
Joseph Soubiran, Caillavet père, l’avocat, le tanneur Aimé Ader,
ainsi qu’Hippolyte Ader, le sellier Bonnet, Mesplet fils... et cette
présence massive éclaire d’un jour nouveau la réunion (ce que n’a
pas vu le commissaire de l’époque qui s’est contenté
d’enregistrer les noms)[4]
(4). La loge est le lieu de rencontre des démocrates-socialistes. Les
documents saisis prouvant par ailleurs les liens d’amitié étroits
avec les autres loges, celle de Villeneuve, de Mézin et même de Lyon
(ville dont on reparlera plus loin : hasard, coïncidence ou
confirmation de la place de l’Albret dans le complot dénoncé
quelques temps plus tard ?). La
transformation en véritables sociétés secrètes va s’accélérer
sous la pression de trois phénomènes : l’accentuation de la répression
d’abord, les rumeurs de coup d’Etat qui se développent au fur et à
mesure qu’approchent les élections présidentielles, ensuite et
surtout. La remise en cause du suffrage universel par le moyen de la loi
Barroche en 1850. Les conservateurs se sont inquiétés des progrès
importants réalisés par les démocrates-socialistes aux législatives
de 1849. Pour parer au danger de voir un jour ce courant gagner les élections,
on procède à une profonde épuration des listes électorales, on élimine
tous les éléments instables, ceux qui doivent se déplacer souvent
(colporteurs, mais aussi travailleurs agricoles, ouvriers ou même métayers),
c’est-à-dire un important pourcentage de l’électorat démocrate-socialiste.
Cette profonde réforme électorale va donc être une arme aux mains des
conservateurs pour consolider leur pouvoir et éloigner pour longtemps
le spectre du socialisme. Mais elle va aussi aviver un débat qui se développait
d’une manière encore feutrée à l’intérieur du mouvement démocrate-socialiste
depuis quelques temps. Uni en février 1848 sur l’idée républicaine
et sur un programme de réforme et de justice sociale, le mouvement va
se diviser par la suite. Les divergences n’apparaissent pas de manière
ouverte, des compromis étant passés entre les différentes composantes
aux moments cruciaux (périodes électorales), mais dès le début la
division est latente : il s’agit d’une division sociale et idéologique.
Sociale quand le Comité Républicain d’Agen se scinde en deux entre
« le Cercle des Travailleurs » composé d’ouvriers et
d’artisans, et le « Cercle Démocratique » composé de
notables, de négociants, de membres des professions libérales. Idéologique
quand le débat s’approfondit sur l’ampleur des changements et sur
les moyens d’y parvenir. Un courant modéré domine longtemps le
mouvement, mais l’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef,
Gauzence, au journal Le Républicain
va apporter une tonalité nettement plus socialisante. L’écart
est grand entre les déclarations conciliantes des premiers mois, tel le
manifeste des comités démocratiques de Nérac début 1849. « La
religion, la propriété, la famille, le travail, l’agriculture, le
commerce étaient représentés au congrès d’Aiguillon, et tous, prêtres,
propriétaires, pères de famille, travailleurs, agriculteurs,
industriels, commerçants, ont été unanimes pour acclamer la République
Démocratique »[5],
ou cet éditorial du Républicain :.
« Il faut associer le talent et le travail avec l’argent,
l’ouvrier avec le capitaliste, afin que l’industrie manufacturière
soit exercée en commun » et les analyses de Gauzence, plus
radicales : « le travailleur reprit son collier de serf et le
pays se divisa plus profondément en riches et en pauvres, en privilégiés
et en prolétaires, et l’aristocratie des banquiers, des capitalistes
et des industriels pesa de nouveau, impitoyable, sur la multitude qui végétait
dans la misère et l’abjection. En février, le prolétariat et la
bourgeoisie se mesurèrent en ennemis... la bourgeoisie organisa la réaction
et lutta par tous les moyens contre le progrès démocratique. Dans sa
haine aveugle, elle se débat maintenant, impuissante et furieuse... »[6].
Le débat va se cristalliser sur un point symbolique :
l’adjonction du mot « socialiste » au titre du journal.
Gauzence le propose, mais toute la fraction modérée s’y oppose
violemment. En fait, s’il y a accord entre les deux tendances sur le
fait d’aider les ouvriers et les paysans dans leur droit au travail,
sur les réformes fiscales, les facilités de crédit, l’abolition des
privilèges, la promotion par le mérite et non par la naissance, et même
pour la « redistribution de la richesse injustement acquise »,
le désaccord porte sur le mot « socialiste » et sur la
possibilité d’une redistribution forcée
de la richesse. Un désaccord sur les moyens d’action va relayer
le désaccord politique. Que faire après la réforme électorale qui
barre, pour les démocrates-socialistes, l’accès à la victoire par
le moyen des urnes ? Gauzence et d’autres pensent qu’il faut se
préparer à agir, qu’il faut s’organiser en vue d’une
insurrection. Voilà ce qu’il écrit dans Le
Républicain : « Ce résultat sera tôt ou tard obtenu,
mais pouvons-nous l’attendre pacifiquement ? Nous ne le croyons
pas, car le pouvoir qu’il menace dans ses moyens d’arbitraire par la
diminution des impôts, la réaction dont il attaque l’égoïsme et
les privilèges, lutteront en désespérés et ne cèderont qu’à la
force... »[7]
et dans la correspondance qu’il entretient avec Delsomes (éditeur du Républicain
de Dordogne) il est encore plus clair sur ses intentions et celles
de la fraction radicale des démocrates-socialistes : « Notre
département est un des plus dévoués à la République, nous avons une
majorité formidable, les arrondissements, cantons, communes, tous sont
organisés, nous sommes prêts à envisager un plan général de résistance...
nous attendons les ordres définitifs. » A quoi Delsomes lui répond :
« Nous n’avons pas besoin d’ordres de marche de la capitale,
une fois que la loi Baroche sera effective, nous nous mettrons en
mouvement. » Il
se heurte alors à la méfiance puis à la franche hostilité des
dirigeants modérés (Delpech, Fournel, Lesseps, à qui il faut ajouter
les banquiers du mouvement) qui font tout pour saborder le journal (ils
y réussissent) et empêcher Gauzence d’en créer un autre (il fera
une ultime tentative avec un journal qui durera quelques mois Le
Radical). De préférence à la préparation concrète d’une
insurrection, les « leaders » modérés, Delpech et Fournel
envisageront des moyens d’action plus pacifiques comme la « grève
de l’impôt » qui sera en partie organisée à Villeneuve. Où
se situent dans ce débat nos démocrates-socialistes du Néracais ?
Il semble qu’ils aient accordé leur soutien à Gauzence. Plusieurs
faits le laissent penser. D’abord, au moment où la division fait
rage, que Gauzence est en butte à toute une campagne de diffamation
orchestrée par la fraction adverse, les Néracais (ou du moins la
partie la plus déterminée, celle que l’on retrouvera devant le café
Rodolphe le 4 décembre) publie dans le Radical
(journal que Gauzence essaie contre vents et marées de maintenir)
une lettre de soutien total à la ligne suivie par le journal : 3
septembre 1850 « Je soussigné, cultivateur et homme de lettres, déclare
que j’adhère à l’organisation du Radical
de Lot-et-Garonne et que j’approuve la ligne politique qu’il a
suivi jusqu’à ce jour... Nérac, le 25 août, signé Gimet » et
plus loin : « Nous soussignés, acceptons, en tout son
contenu, la déclaration ci-dessous et approuvons l’organisation du Radical
et la ligne politique sur laquelle il s’est placé... signé
Bordes, Soubiran, Malandic de Nérac. »[8] Un
témoin extérieur, le toulousain Jules Pouich, qui raconte dans La
civilisation de Toulouse les dissensions lot-et-garonnaises, précise
les contours de chaque tendance : « Nérac le 10 octobre. Mon
cher Barousse, j’ai quitté hier nos amis. politiques d’Agen. Ils
sont en grand nombre, malheureusement ils ne vivent pas dans un parfait
accord... la scission provient, m’a-t-on assuré, des procédés trop
aristocratiques de certains républicains... de la querelle est sortie
le Radical qui a pour rédacteur
le même écrivain (Gauzence) en collaboration avec Cami-Serret, Monthus
et Gimet, et pour souscripteurs, bon nombre de prolétaires... l’autre
faction a pour chefs M. Vivent (démenti de Gauzence), Fournel, Delpech,
Gué frères négociants, Rémy, banquier et Amblard propriétaire. »
Pour aider Gauzence on trouve donc Gimet, dirigeant néracais, et
Monthus, capitaine de la Garde Nationale de Lavardac. D’ailleurs, dans
ses mémoires, Gauzence rendra hommage à son « ami Gimet »
et aux démocrates-socialistes néracais. « Pour moi, je dois féliciter
l’arrondissement de Nérac... c’est là que l’on trouve aussi plus
de dévouement désintéressé à la République, plus de démocratie
pure et saine, plus de raison et moins de passion. La population n’a
pas été gâtée par la plaie de l’intrigue et de la coterie, et les
questions n’y portent jamais l’étiquette de personne. Partout
ailleurs, l’idée ne saurait passer si elle n’est revêtue du visa
de M. Tel ou Tel autre. »[9] Gauzence,
aigri, règle bien sûr ses comptes, mais il est évident que c’est
dans l’Albret que ses idées ont trouvé le meilleur accueil. Cet éclairage
nouveau permet de mieux comprendre le mystère du tract distribué à
Barbaste au moment du coup d’Etat, tract remarquable par la violence
du texte, l’âpreté de la haine sociale sous-jacente, puisque
l’appel à défendre la République, la constitution, se double d’un
appel à « écraser l’égoïsme des riches ».[10]
L’Albret semble donc bien être, déjà en 1850, le centre d’une
certaine effervescence, ou du moins un maillon important. Mais quelle était
l’ampleur exacte du « complot » ? Jusqu’à quel
point y-a-t-il eu préparatifs d’une insurrection ? Y-a-t-il
vraiment eu constitution de stocks d’armes ? Autant de questions
auxquelles il est difficile d’apporter des réponses tranchées. On
peut toutefois essayer d’avancer quelques hypothèses. L’état
d’esprit de Gauzence et de ses amis laisse penser qu’ils ont dû
envisager des mesures concrètes (dont bien sûr la structuration des
« sociétés secrètes »). Les archives de police laissent
apparaître une grande crainte de l’autorité quant aux réactions des
démocrates-socialistes face à la loi Baroche. Ainsi, le 6 janvier
1850, le Ministère de l’Intérieur informe le Préfet qu’il
existerait dans les départements du Lot-et-Garonne, du Cantal, du Lot
et de l’Aveyron, des réunions secrètes dans des maisons particulières.
« L’Intérieur croit en la préparation d’un coup de force
anarchistes qu’« ils »
ont préparé dans les plus petits hameaux où ils se ménagent des
émissaires actifs et dévoués..., le signal viendrait de Paris donné
par la Montagne. Les conspirateurs achètent tout ce qu’ils trouvent
de fusils de chasse à deux coups du calibre de guerre, la poudre, achetée
petit à petit chez les débitants et mise en réserve, les vieux fusils
se réparent. » Et en juin 1850 : « Lors de la clôture
des listes électorales, le Ministère de l’Intérieur et la sous-préfecture
ont peur d’un mouvement mené par les meneurs du parti révolutionnaire.
Ils désapprouvent la loi[11]
électorale et rien n’empêchera, en 1852, les éliminés de déposer
leurs votes, ou ils le feront de force... » Affabulation,
intoxication des services de police ? Ces informations coïncident
trop avec ce que nous savons par ailleurs de la détermination des démocrates-socialistes
pour ne pas les prendre au sérieux. Quoi qu’il en soit, Gauzence sera
arrêté. Il est à Barbaste, chez des amis, quand un certain B. de Nérac,
(sans doute Bordes), vient le prévenir qu’on le recherche, dans le
cadre de la découverte d’un complot national, le « complot de
Lyon », complot qui aurait préparé une tentative
insurrectionnelle unissant les démocrates du Sud. Un autre homme sera
également arrêté sur le département. Il s’agit d’un personnage
qui nous est familier Darnospil, le dirigeant de la colonne du 4 décembre,
accusé d’être le correspondant lot-et-garonnais des démocrates-socialistes
(et francs-maçons) lyonnais. Quel rôle joue exactement l’Albret dans cette « conspiration » ? La police semble penser qu’il y joue un rôle important, puisqu’elle cherche fébrilement les dépôts d’armes (chez Darnospil), mais le Sous-Préfet pense également en trouver dans un souterrain qui se trouverait sous la loge maçonnique de Nérac. Il est fait mention également d’une « affaire des fusils de Barbaste ». Voilà ce que dit la note de police : « L’affaire des fusils de Barbaste faisait partie de leur plan d’attaque contre la sous-préfecture sur laquelle ils avaient le fol espoir de diriger cinq cents à six cents hommes. » (un an et demi avant le coup d’Etat) En fait, il semble que le Maire de Barbaste ait fait distribuer des armes aux membres les plus « socialistes » de la Garde Nationale : la Préfecture y voit le signe tangible de la préparation pratique d’un coup de main. Le Maire de Feugarolles signale aussi « un individu qui proposerait des enrôlements de démocrates en vue d’une prise d’armes prochaine » (commune du Paravis). Aussi significative semble être la découverte, dans le cadre de l’enquête sur le complot de Lyon, d’une facture d’armes de guerre, trouvée dans le bureau du journaliste Gauzence à Agen. Cette facture a, comme par hasard, été délivrée par un armurier de Nérac. Dans ses mémoires, Gauzence traite « la pièce avec conviction » avec ironie. Cette facture était adressée à Mme Caroline de Trenqueléon, la fille d’un noble conservateur, maire de Bruch et ennemi juré des républicains. On peut légitimement se demander, toutefois, ce que faisait cette facture entre les mains de Gauzence, et s’il ne s’agit pas d’un simple camouflage assez grossier pour dissimuler un achat d’armes. Les différentes perquisitions ne donneront aucun résultat concret. La fouille systématique, sur dénonciation, des maisons démocrates-socialistes à Réaup, juste avant le coup d’Etat, ne donnera qu’un maigre butin : la découverte d’un pistolet de guerre au domicile de Capuron, le chef de la société secrète. Ce que reconnaît toutefois la police, c’est qu’il est difficile de comptabiliser le nombre d’armes que les républicains ont en leur possession, car au lieu de stocker les dépôts d’armes, facilement décelables, les armes et les poudres étaient (comme nous l’avons vu dans le premier article) disséminées largement dans les foyers. De toute façon, c’est à partir de ces préparatifs d’un affrontement possible que vont se structurer le plus solidement les « sociétés secrètes ». En vue des événements à venir, il faut des hommes énergiques, décidés à mourir pour leur idéal. Une certaine sélection, une mise à l’épreuve pour le recrutement des plus convaincus s’imposait. C’est sans doute la signification du cérémonial initiatique, inspiré de l’influence maçonnique que nous avons analysée, destinés à « tremper » les adhérents potentiels. Dans tous les villages de l’Albret, en 1851, le recrutement s’intensifie, les sections des sociétés secrètes se créent, les chefs des sections sont désignés. Prenons l’exemple de Poudenas, un petit village, et suivons la constitution de la société secrète. En novembre 1851 est initié J. Baptiste Bézard, 34 ans, qui exerce la profession de marchand. La réunion se passe au siège de la société, chez l’aubergiste Valentin. On bande les yeux du nouvel adepte, après quoi on lui lit des formules inintelligibles composées de grec et de latin. Il doit ensuite prêter serment de défendre la République démocratique et sociale et de marcher en armes au premier signal. On lui applique alors de légers coups de sabre sur la tête, en lui assurant que s’il viole son serment il sera fusillé. On débande ensuite les yeux de l’initié que l’on a coiffé du bonnet phrygien. Il découvre alors son initiateur; il s’agit de Jean Daillon, bouchonnier à Mézin. Devant lui se trouve une table sur laquelle sont disposés un sabre, des poignards, des pistolets, un crucifix, ainsi qu’une pièce d’argent. On lui explique que l’argent est le symbole de la corruption et que s’il se laisse acheter, il sera exécuté. Il a prêté serment sur tous ces objets qui matérialisent, chacun à leur manière, la profondeur de son engagement. (Dans d’autres cas, on prête serment à genoux, un pistolet dans une main, un crucifix dans l’autre.) Il est alors déclaré membre de la société au sein de laquelle il va côtoyer une quinzaine d’autres habitants de sa commune, déjà initiés : le maçon Descudé, le « travailleur de la terre » Labat, le cultivateur Dupon, le tuilier Moulié, le maçon Berny, le scieur de long Barbat, le charpentier Martin...[12] Un
autre exemple de ce renforcement de la société par un recrutement systématique
concerne le milieu des ouvriers du canal, où, sous l’impulsion de
l’entrepreneur Darnospil, se sont répandues les idées démocrates-socialistes.
Ainsi, le chef d’atelier Dominique Escarpe est contacté par un
ouvrier tailleur de pierres, Langoumoin, qui lui propose de faire partie
de la société. Escarpe, dans un premier temps, accepte. On va trouver
Darnospil pour l’organisation concrète de la cérémonie. Le lieu de
la réunion est fixé chez un autre tailleur de pierres, Cancarel. A la
date fixée et à l’heure dite, le chef d’atelier ne sera pas au
rendez-vous ; au dernier moment la crainte l’a emporté. Le
fonctionnement de la société obéit d’autre part à des signes
conventionnels, des gestes symboliques, qui, outre la sécurité,
renforcent encore le sentiment d’appartenir à une même communauté
d’idées et de combat (ces signes appartiennent également à la
tradition maçonnique) pour se saluer, il faut ôter son chapeau de la
main gauche et porter en même temps la main droite sur la poitrine; en
se prenant la main, on se donnait deux pesées avec le pouce sur le
doigt du milieu. Quand dans un café ou une auberge, on voulait savoir
s’il y avait des adeptes de la société, on frappait trois coups sur
la table en demandant à être servi. En s’abordant, l’un des affiliés
disait « droit », on répondait « au travail ».
Le premier disait l’heure, on répondait « a sonné ».
Lorsqu’un des affiliés se trouvait en danger, on levait les bras en
l’air, on les laissait retomber en croix sur la poitrine et on criait
« Christ ! Christ ! ». La complexité de ce système
de relation aboutit à créer une organisation dont les membres sont
soudés les uns aux autres par un même idéal, une vraie fraternité,
une complicité tacite, mais aussi par la solennité d’un engagement
et l’acceptation d’une certaine discipline. Rien d’étonnant donc,
à ce stade, que les démocrates-socialistes aient pu, en décembre
1851, mobiliser une véritable petite armée en un laps de temps aussi
court. ![]() [1]
Journal Le Républicain -
18 février 1849. [2]
Arch. dép. de Lot-et-Garonne - Série 4 M « Rapports de
police » 1848-1850. [3]
Arch. dép. de Lot-et-Garonne - Série 4 M « Rapports de
police » 1848-1850. [4]
Arch. dép. de Lot-et-Garonne - Série 4 M Surveillance
des cercles et sociétés - 21 mars 1849. [5]
Journal Le Républicain —
1er mai 1849. [6]
Journal Le Républicain —
Editorial de Gauzence - 4 janvier 1850. [7]
Op. cit - Janvier 1850. [8]
Le Radical — 3 septembre 1850. [9]
Autobiographie de Paul Gauzence 1 année de journalisme - 9 mois
de prison [10]
Voir article précédent R.A. [11]
Série 4 M « Rapports de police » 1848-1850. [12]
Arch. dép. de Lot-et-Garonne Interrogatoires
des suspects événements de décembre 1851. |