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article publié dans la Revue de l'Agenais, janvier-mars 1984, pp. 76-94
La
résistance républicaine au coup d'État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon
Bonaparte dans le Néracais
Près
de la fontaine du Griffon, au coeur de Nérac, le tapissier Capuron chaudement
emmitouflé dans son manteau bat le trottoir en compagnie du chapelier Bordes.
En cette nuit du 3 au 4 décembre 1851, il est à peine cinq heures du matin.
Qu’est-ce qui peut bien les tenir éveillés à cette heure ? Soudain des
ombres se faufilent vers eux. Derrière ses volets entrouverts, un témoin
entend cette conversation :
—
« Voilà nos maçons Dieulafait et Rochet de Tauziette. Mais il y
aussi Lhérisson de Mézin. Tout va bien là-bas ?
—
Je viens de les quitter. Avec ceux de Sos, Poudenas, Andiran et les
hommes de Rochet et Noël, ils sont bien 200 maintenant. Ils doivent être à
Cauderoue dont j’ai entendu sonner le tocsin. Sait-on combien ils sont à
Barbaste ?
—
Pas encore. Dieulafait et Rochet, prenez le char-à-bancs et allez voir
ce qui s’y passe. Pendant ce temps, avec Capuron nous allons rassembler les
rouges de la ville, en attendant ceux de Moncrabeau. »
Que
complotent ces honorables citoyens Néracais en cette froide et humide nuit
d’hiver ? Rien moins que de s’opposer par les armes au Coup d’Etat
que le prince-président Louis Napoléon Bonaparte vient de réaliser contre la
République deux jours plus tôt. S’ils avaient su, ces braves artisans Néracais,
qu’à la même heure à Paris ils étaient à peine 1200 derrière les
barricades, s’ils avaient su que deux mois plus tard ils fouleraient le sol
hostile de l’Algérie, en déportation, nul doute qu’ils seraient restés
sagement chez eux à attendre meilleure occasion.
Mais
voilà. A Barbaste, c’est une foule que découvrent nos maçons : ils
sont déjà plus de 1500. Du Pont de Bordes à la mairie où le Conseil
municipal siège en permanence sous la direction du maire, Delhoste, récemment
révoqué pour ses idées républicaines, on ne voit que faux, piques et fusils.
De toutes parts convergent des contingents précédés de tambours et de
drapeaux rouges, salués par la Marseillaise. Dieulafait et Rochet sont
satisfaits : les rouges sont là. Les blancs n’ont qu’à bien se tenir.
Après
une nuit agitée l’Albret se prépare à vivre une mémorable journée. Mais
comment se fait-il que Barbaste compte plus d’insurgés que Paris ?
A
l’aide des comptes rendus des interrogatoires, essayons de reconstituer le
film de ces événements[1].
Chapitre
I
CES
DEUX JOURS QUI ÉBRANLÈRENT L’ALBRET
3
et 4
DÉCEMBRE 1851
« Les
peuples dans la nuit vont marchant,
l’oeil
fixé sur un flambeau qui luit. »
V.
HUGO, Maison Delorme, acte II
1.
La nuit du 3 au 4 décembre : veillée d’armes pour une levée en
masse.
Lorsque
le 2 décembre le prince président réalise son coup d’Etat, la région Néracaise
dispose d’une société républicaine nombreuse, solidement encadrée par des
chefs de section répartis dans les villages et hameaux, et résolus à défendre
la République « jusqu’à la mort ». Nous y reviendrons.
La
nouvelle du coup d’Etat, parvient le jour même à Agen par dépêche télégraphique
Mais c’est le 3 qu’elle se répand dans le département et parvient à Nérac,
sans doute dans la matinée. Quelle va être la réaction du Lot-et-Garonne ?
Dans la journée une réunion se tient au chef-lieu, probablement au domicile de
Vivens, l’un des principaux chefs républicains[2].
Parmi les participants, on note la présence des Agenais Delpech, Dezou, Fournel ;
mais il y aussi Nasse, Conseiller général et municipal de Lavardac. Laverny de
Moncrabeau, et surtout Darnospil, entrepreneur de travaux publics de Bruch,
connu et déjà inquiété pour ses opinions républicaines. Le principe de la résistance
est adopté, et après discussion, un plan est élaboré qui prévoit pour le
lendemain la prise d’Agen par deux colonnes qui doivent converger depuis
Villeneuve au Nord et l’autre, depuis la région Néracaise au Sud.
Mais
il faut faire vite : on n’aura pas trop de ce qui reste de la journée et
de la nuit pour mobiliser les rouges. Aussitôt, Nasse et Darnospil éperonnent
leurs chevaux vers Bruch, Feugarolles et Lavardac : à eux de rassembler à
Barbaste toute la basse vallée de la Baïse pour le petit jour. Au-delà du
Pont de Pierre, ils laissent Laverny et Laclotte. Ceux-là devront avertir les Néracais
qui rassembleront ceux de la Gélise. Ces derniers, qui n’ont pas participé
à la réunion d’Agen sont très impatients d’en connaître les décisions.
Du Café Rodolphe, où un bon nombre est déjà réuni, ils décident
d’envoyer trois de leurs chefs vers Agen, Bordes, Capuron et le boucher
Soubiran. C’est à Calignac que vers 18 heures leurs chevaux croisent ceux de
Laverny et Laclotte. Ils font aussitôt demi-tour.
Dès
lors, depuis Nérac d’un côté, et la vallée de la Baïse de l’autre la
nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre. Suivons chacune de ces
pistes, pour une des nuits les plus agitées de l’Albret.
Darnospil
et Nasse se sont probablement séparés dès Montesquieu, le premier se
chargeant de la zone du canal, le second du val de Baïse en fonction de leurs
origines respectives. On peut imaginer que dès Montesquieu, Darnospil s’est
arrêté chez un de ses ouvriers, le carrier Lamarque qui travaille, avec ses
150 employés sur son chantier du canal qui se construit alors. Lamarque, comme
la plupart des ouvriers de l’entreprise[3]
est gagné aux idées de son patron. C’est même l’un des plus ardents. A
lui d’avertir les autres, de faire préparer les armes et des munitions :
le forgeron pourra fondre des balles. Que l’appariteur Nupsèque batte son
tambour. Et pendant que Lamarque et Nupsèque commencent à rassembler les
premiers, son patron avertit sans doute déjà ceux de Bruch, ses ouvriers
Carbois et Busquet qui rassemblent les hommes du chantier mais il y a aussi le
cafetier Ducasse, le cordonnier Nolibé, le charpentier Palizot, le sabotier
Imbert, Concaret, Escalup, Lieutenant de la Garde Nationale et le jeune Mandin,
tailleur de pierre. Ceux-là devront rassembler les rouges du village, mais également
avertir Lafitte de Montagnac, et surtout ceux d’Espiens : Séailles dit
miffle, Dalliès, Imbert et les gens du hameau de Rauzat : Marcon le
charpentier se chargera de les rassembler avant de marcher sur Bruch.
Darnospil
sait pouvoir compter sur ses ouvriers et ses amis. Il poursuit son galop
jusqu’au Paravis chez les Despouy, d’ardents républicains. Ils
rassembleront ceux de Feugarolles. Et alors que la nuit tombe, il se dirige vers
Barbaste sans que l’on sache qui, de lui ou de Nasse porte la nouvelle à
Vianne et Lavardac. Ce qui est sûr, c’est que dans la nuit, Thomas président
du club démocratique, aidé du cordonnier Laverny, de Saubusse, des Danduran
font la tournée des maisons du village et de Calezun. A Lavardac, au café
Portes se rassemblent les bouchonniers Mancet, Dufaure, Pereuilh, le forgeron
Figuès et le cordonnier Sénac. Pendant que Pouy, le tambour, fait son office,
on parle, malgré l’avis du médecin Monthus de marcher sur la mairie pour
prendre les armes de la Garde Nationale.
Il
est 20 heures. Au café Faulong de Barbaste où le boucher Ader vient
d’arriver de Nérac porteur de la nouvelle on discute, quand Darnospil arrive
à son tour. On sait qu’à l’Assemblée il fait prêter serment :
probablement éprouve-t-il le besoin de susciter l’enthousiasme par le fameux
serment de la société secrète qui demande « fidélité à la république
démocratique et sociale jusqu’à la mort ». Peut-être lit-il ce texte
que l’on trouvera le lendemain dans les rues de Barbaste[4] :
« Peuple
lève-toi ! C’est le moment ! Tes maîtres se disputent ! A qui
appartiens-tu ? De qui veux-tu être la proie ? Est-ce de Napoléon ?
D’un Chambord bâtard ? D’un comte de Paris, fils d’une race maudite ?
Non, à ton tour aujourd’hui ! Tu es le maître, ne manque pas
l’occasion ! Le despotisme est gangrené, il tombe en lambeaux, il te
laisse le champ libre. Serre la main et il est étouffé, et pour que
l’oppresseur ne se relève plus, emploie, s’il le faut, la guillotine, ce
saint instrument de la justice humaine !
Pendant
que toi, ta femme, tes enfants meurent de faim et de misère, le riche se
rassasie de bonheur et de volupté ! Pendant que tu succombes à la peine,
il succombe dans la félicité !... à toi la douleur et les larmes, à lui
la joie... A toi rien, à lui tout ! Cet abus de la force et du privilège
doit cesser, aujourd’hui tu es le maître !
N’est-ce
pas une infamie sans nom, que tel riche entasse des trésors qui feraient
l’existence de vingt familles ? C’est un vol à l’humanité.
L’humanité doit reprendre ses droits. Nous sommes cent contre un, nous sommes
unis, eux et leurs familles sont divisés, tous entre eux sont ennemis, leur
race maudite doit être anéantie !
Peuple
courage, lève-toi et proclame, par le niveau sacré, ces droits méconnus et
sacrés de la liberté de la fraternité et de l’égalité. L’obstacle à
vaincre, l’égoïsme des riches, écrasons-le et que la richesse insultante de
l’infâme qui a toujours (pour lui seul) joui, soit le partage des pauvres qui
ont toujours travaillé et souffert.
Peuple,
au premier signal, comme un seul homme lève-toi !
A
bas l’infâme riche ; à bas l’infâme oppresseur ! Toute personne
seule, possédant plus de 2000 F de rente est au ban de la société. »
Que
ce texte soit lu à ce moment ou rédigé dans la nuit, il est certain que
Darnospil donne ses consignes : que le Conseil municipal siège en
permanence sous la direction de son maire révoqué Delhoste. Qu’avec Marcadet
l’adjoint, ils se procurent les clefs de l’église : le tocsin doit se
mettre en branle et que l’on s’apprête à recevoir du monde, beaucoup de
monde ! Les femmes devront préparer des vivres, du linge et.... de la
charpie, car chacun doit avoir son fusil. Et il faut aussi, tout de suite
avertir ceux de la Lande : vers le Béas et Réaup mais aussi vers Durance !
Pendant
que Sauques, le forgeron boiteux, claudique jusqu’au Béas Cadeilhan galope
vers Lausseignan : jusqu’à Durance et même Boussès on aura pas trop de
la nuit pour rassembler tout le monde ! Alors que le tocsin de Barbaste
commence à égrener lentement ses coups, Darnospil repart. Il doit encore
avertir ceux des villages les plus rouges du secteur : Caubeyres, Ambrus,
Mongaillard, Buzet et Saint-Pierre de Buzet, Xaintrailles. De ce dernier
village, avec le boulanger Didouan il envoie probablement des émissaires pour
que l’on se rassemble dans les villages, avec les maires ou à défaut leurs
adjoints ou conseillers et les gardes nationaux en armes, avant de marcher sur
Xaintrailles, puis ensemble sur Barbaste.
D’ailleurs,
le tocsin de Xaintrailles fait déjà écho à celui de Barbaste et du Béas où
le carillonneur Larose se fait aider du fusil de Larrat. A Pompiey, c’est le
vieux tambour, Armagnac qui répond à la cloche de Lausseignan. Il battra la générale
toute la nuit. La Lande, la vallée, le canal sont en ébullition.
Mais
les coteaux du Néracais se couronnent aussi de feux[5]
qui appellent les rouges aux armes : de Bréchan à Tauziette en passant
par Serbat, Jean de Mounet, Coquillon, Cauderoue et jusqu’à Moncrabeau, la
campagne Néracaise s’anime, elle aussi. Mais ici, les choses se présentent
autrement.
C’est
le café Rodolphe qui sert de quartier général à la préparation de
l’insurrection. Y siègent en permanence Bordes et Capuron que nous
connaissons déjà. De là, partent ou arrivent des émissaires dans toutes les
directions, Soubiran de Mézin, Ader de Barbaste, Brousse de Cauderoue, Fourteau
de Serbat, Noél du Baleste, Moreau forgeron de Bréchan, Rochet de Tauziette...
Et il y a aussi les chefs de section de la ville, l’avocat Cailhavet,
l’huissier Boursac, le cordonnier Bonnet, le coutelier Laporte, les Gimet.
A partir de 21 heures, les impulsions venues du café Rodolphe vont enflammer les hameaux du Nord-Ouest de Nérac, mais aussi la vallée de la Gélise de Cauderoue jusqu’à Sos, en passant par Andiran, Mézin et Poudenas. La Lande est aussi avertie, aussi bien ceux de Lisse que de Réaup.
Le
tocsin sonne maintenant à Moncrabeau où Bouchet enseigne à Sourbet le
maniement des cloches. Laverny rassemble ses hommes avec Nupsèque, Castera, les
maçons Manciet et Senty et Castex dit « Le Bourreau des Blancs ».
Une
trentaine d’hommes se rendent chez le maire, tambour municipal en tête, pour
qu’il prenne la tête de la colonne. En vain, le maire refuse de marcher avec
les insurgés. La même scène se passe dans la nuit à Mézin où vers dix
heures du soir, le maire et son secrétaire sont interpellés par une trentaine
d’hommes de la bande à Soubiran[6].
Mais lui aussi refuse de faire cause commune avec les républicains et de donner
les clefs. Ainsi fera aussi le sonneur de cloches Demai. Comme feront encore les
maires de Durance et Feugarolles.
A
Ambrus, Caubeyres, Xaintrailles, les insurgés ont plus de chance. Le maire
d’Ambrus Hériant et son adjoint Tauziette se chargent du rassemblement. A
Xaintrailles, Didouan est aidé de l’adjoint Poitevin. Avec Andiran, Lassale,
officier de la Garde, mobilise ceux de Caubeyres.
Pourtant,
le cas n’est pas général : à Vianne, Sos, Andiran, on ignore la mairie
sans doute à cause du mauvais accueil que l’on sait y trouver. Le maire de
Pompiey reçoit même la visite d’administrés à une heure avancée de la
nuit. Les Peyronin, Pommet, Buise, Tressos viennent lui demander conseil.
L’adjoint Dulaurent, flanqué des Dérens de Lausseignan et de Sauques du Béas
est passé chez eux pour marcher sur Agen. Que faire ?
Car
l’essentiel, avant le rassemblement dans le village, le hameau, c’est la
tournée des hommes de la société secrète. De Lausseignan à Durance, Doat,
Mounon, Burenque, Coupart, Peyronnet, Cabeil, le Tuco... aucune maison n’est
oubliée. A Bréchan, Moreau rassemble tous les hommes valides du hameau. A
Baleste, le charpentier Noël réunit une quarantaine d’hommes.
Au
petit matin, à pied, à cheval, en voiture on se rassemble à la lueur des
torches sur les places publiques. Puis, selon la distance qui sépare de
Barbaste, entre minuit et six heures du matin, on prend le chemin du
rassemblement.
Deux
charrettes pleines d’hommes en armes quittent Sos. Après un arrêt à
Poudenas, elles sont à Mézin où Soubiran a finalement abandonné l’idée de
s’emparer de la mairie. De là, la colonne marche sur Barbaste, prenant au
passage ceux d’Andiran conduits par le chevrier Mendeville. Sur l’Osse, ils
font la jonction avec ceux du Fréchou, Tauziette, Coquillon et plus loin avec
les hommes de Fourteau, ceux de Cauderoue, Serbat, Micouleau et Pouy. Plusieurs
centaines d’hommes descendent la vallée jusqu’au pont de Bordes, où ils
sont accueillis par une véritable foule. « A Lavardac, où les cloches
sonnent à toute volée depuis cinq heures du matin, la plupart des hommes des
hameaux d’Estussan, Lagateyre, Broustaud et Bréchan sont venus s’ajouter
aux républicains de la ville que se sont emparés de la trentaine de fusils
entreposés à la mairie.[7] »
Avant sept heures du matin, ces mêmes rues de Lavardac verront défiler
plusieurs groupes : celui de Vianne-Calezun qui traverse la ville vers six
heures du matin et qui compte une cinquantaine d’hommes ; beaucoup plus
importante cependant est la colonne qui descend de Xaintrailles sous le probable
commandement de Darnospil : elle rassemble ceux de Montgaillard, Buzet, et
Saint-Pierre-de-Buzet, une grande partie des villages d’Ambrus, Caubeyres et
la quasi-totalité des gens de Xaintrailles où l’on n’a laissé que les
impotents... et les gens du château. Enfin, depuis Bruch, une troisième
colonne remonte la Baïse par Feugarolles, grossie de ceux de Thouars et du
Paravis avec à sa tête un gros contingent d’ouvriers du canal, carriers,
tailleurs de pierre, dont beaucoup travaillent probablement pour Darnospil.
Après
la traversée de Lavardac, tout ce monde se rassemble au Pont de Bordes. Du Pont
de Lavardac au Pont de Barbaste, la rue grouille de monde, de lumière et de
bruit. Au pied du moulin des Tours on n’a jamais vu un pareil rassemblement.
Pendant
la brève halte de la colonne qui s’organise et alors que le jour n’est pas
encore levé, tentons de dresser un premier bilan des événements de la nuit.
Combien sont-ils ces hommes qui se sont mis en marche ? Des centaines ?
Des milliers ? Les estimations varient de 1100 à 3000 personnes. Le seul
village de Vianne fournit avec son annexe de Calezun une cinquantaine
d’hommes, dont cinq seront déférés devant la commission mixte, soit 10 %[8].
Si on applique ce pourcentage aux 213 personnes de l’Albret traduites devant
cette juridiction, on arrive à un chiffre voisin de 2 000, auquel conclut
aussi, dans ses mémoires l’instituteur privé de Cauderoue, Jean Robert[9],
qui signale que Cauderoue, hameau de Nérac, fournit 40 hommes à
l’insurrection ; dans son récit des événements le procureur de la république
retient 3000 participants. Mais ce chiffre est sujet à caution en raison du
caractère partisan du texte qui grossit les faits pour justifier la peur rétrospective
du parti de l’ordre et aggraver la répression. Eugène Tenot retient pour sa
part 1800 personnes[10] ;
quant à la lettre du 9 décembre d’un Lespiaut[11]
à l’un de ses parents de Pau elle fait état de 11 à 1200 personnes.
Pour
notre part, nous retiendrons que 1500 à 2000 personnes ont dû se rassembler à
Barbaste. Le chiffre est impressionnant : une véritable levée en masse
s’est réalisée dans la campagne, avec une surprenante rapidité. Comment, en
une nuit, a-t-on pu arriver à un tel résultat ?
Le
facteur décisif semble bien avoir été l’existence du réseau de la société
secrète qui plonge ses ramifications jusqu’au moindre hameau de l’Albret.
Cette société s’est probablement constituée (ou reconstituée ?) après
les journées de juin 1848, quand le grand élan de février s’est perdu dans
une république de plus en plus conservatrice et répressive.
Son
caractère clandestin la met à l’abri des autorités policières qui la soupçonnent
sans en connaître l’étendue et la force réelle. Son cérémonial mystérieux,
ses rites initiatiques inspirés des loges maçonniques cimentent la fraternité
et la résolution de ses membres tout en impressionnant le postulant et ses
amis.
Mais
ce qui semble avoir joué de manière décisive, c’est dans le hameau ou le
village (c’est-à-dire de la paroisse car
tous ces hameaux possèdent leur église), la présence d’un ou plusieurs
cadres résolus de la société secrète.
Il
s’agit souvent de pivots, de carrefours de ces communautés, de gens qui
tiennent boutique, atelier ou auberge. Les forgerons fournissent un bon exemple :
dans beaucoup de hameaux dépourvus de commerces, la forge est le lieu d’échanges
masculins privilégiés. On profite volontiers du mauvais temps pour s’y
retrouver entre amis tout en faisant réparer le versoir ou le soc, au chaud du
foyer dont on active le soufflet. Comme les charpentiers et maçons habitués à
aller de maison en maison, ceux-là maîtrisent parfaitement les liens de
voisinage, tissés dans ces matinées de discussion, ces journées de travail en
commun. D’ailleurs, ces cadres ne se sont pas contentés de frapper aux bonnes
portes : ils ont souvent sollicité tout leur monde, argumentant sur la défense
de la légalité et la république des petits, l’enthousiasme collectif et en
se servant aussi de leur pouvoir social de gens rompus au contact, à la parole.
Dans
ce cadre, l’utilisation systématique du tocsin qui propage en ondes sonores
la nouvelle du soulèvement jusqu’aux maisons isolées a joué également dans
ce milieu sensible à ce type d’alerte. Significatif est le fait que l’on
s’adresse aussi bien aux maires pour avoir accès aux cloches de l’église.
Ensuite, et c’est peut-être une deuxième explication, les insurgés n’ont
pas été totalement surpris par l’annonce du coup d’Etat de Louis-Napoléon :
les rumeurs couraient dans le pays (et même à la Chambre des députés !)
depuis plusieurs semaines, surtout à l’approche de l’élection présidentielle,
à laquelle Louis-Napoléon ne pouvait pas légalement se représenter, si bien
que les républicains partout en France pressentaient plus ou moins les menaces
du coup de force (sans en savoir la date) et se préparaient à cette éventualité.
Enfin
un dernier facteur explique la soudaineté du mouvement et son caractère généralisé
dans le milieu rural, mais pas à Nérac même : la faiblesse, voire
l’absence d’appareil répressif à la campagne. A la différence des villes,
encadrées et quadrillées par la gendarmerie voire l’armée et où les
« agitateurs » sont repérés et étroitement surveillés, les
campagnes bénéficient de la plus grande liberté. Les républicains n’ont
rien à craindre : il faut souvent des heures aux gendarmes, même à
cheval, pour perquisitionner ou arrêter. Ils sont en outre bien peu nombreux
pour contrôler ce qui se passe dans cette multitude de hameaux très peuplés.
Cela explique que les insurgés de Nérac ne rencontreront pratiquement aucun
obstacle, aucune opposition a leur mobilisation : la campagne est aux
rouges parce que les blancs semblent n’y avoir aucun moyen de contrôle. De là
d’ailleurs leur panique rétrospective.
Au
moment où la colonne s’ébranle vers Nérac quelle description peut-on faire ?
Celles qui nous sont parvenues sont contrastées et même parfois
contradictoires. C’est que les éléments qui la composent sont divers. Si
l’on peut imaginer que l’avant du cortège a un aspect martial, enthousiaste
même un peu redoutable avec ses tambours, ses piques et les plus résolus qui
lancent chants et mots d’ordre, l’arrière a sans doute un air plus bon
enfant. Ici, il est probable qu’au sein des groupes constitués sur la base
des affinités villageoises, les animateurs du mouvement déploient une activité
débordante pour stimuler les ardeurs, donner du courage, rassurer les inquiets,
et, qu’à côté des gens joyeux et insouciants, on en trouve d’autres qui
s’interrogent déjà sur les risques de l’expédition. Tout cela explique
les contradictions que l’on trouve parfois à l’intérieur d’une même
description, et qui proviennent des contradictions du mouvement lui-même.
A
Nérac, on attend. Devant le café Rodolphe, Bordes et Capuron, à la tête des
républicains de la ville, grossis de ceux de Moncrabeau, des Franciscains
Descamps le notaire et Bacqua qui a amené son frère du Saumont, au total 200
hommes en armes s’impatientent. Certains esprits s’échauffent, Gimet parle
de s’emparer de la sous-préfecture, d’autres de la mairie.
Les
républicains ne sont pas les seuls à attendre. Le parti de l’ordre qui règne
sur la cité se doute de quelque chose : cinq jours plus tôt, à Réaup et
à Lisse, la gendarmerie a été attaquée au retour d’une perquisition chez
le charpentier Capuron où l’on a trouvé deux pistolets et un discours de F.
Pyat et chez les métayers Pérès et Lalanne. Par deux fois, un groupe de 15,
puis de 30 individus ont tenté de libérer les trois hommes qui avaient été
arrêtés. Des coups de feu ont été tirés sur la maréchaussée au point que
le lendemain la gendarmerie s’est présentée en force : 30 gendarmes ont
arrêté Joseph Pau scieur de long, Laclotte charpentier, Dubarry, Tanuran et
Rodes.
Ces
événements font craindre le pire aux autorités néracaises au lendemain du
Coup d’Etat. Le lieutenant de gendarmerie Descas et le procureur Tortat sont
en alerte. Ils ne sont pas surpris du son du tocsin qui leur parvient des
communes voisines, pas plus que des feux inhabituels qui s’agitent sur les
coteaux. Le sous-Préfet Vignes, le maire Larose sont aussitôt avertis que la
campagne mobilise. Il faut préparer la défense de la ville. Tambour et tocsin
sonnent donc aussi à Nérac mais pour appeler les blancs... Une troupe de 200
hommes se rassemble au poste des pompiers[12]
pendant que Descas se porte au devant du rassemblement de Barbaste pour juger de
la force des rouges[13].
Alors
que le jour se lève, Nérac sera-t-il le premier lieu d’affrontement ?
On pourrait le croire, quand Descas propose à son retour de marcher sur les
insurgés. Mais le maire, le sous-Préfet hésitent : mieux vaut attendre
et tenter d’éviter l’effusion de sang dans un combat dont l’issue à un
contre dix, paraît incertaine... De leur côté, les chefs républicains ont résolu
d’éviter aussi l’affrontement à Nérac : inutile de perdre du temps
et des forces à prendre la mairie ou la sous-préfecture quand on a pour
objectif le chef-lieu. D’autant plus qu’il faut y être à midi.
La
ville est donc davantage contournée que prise : par les Grandes Allées,
puis par la rue La Fayette et le Pont Neuf le cortège, grossi des gens de Nérac
et de Moncrabeau, poursuit sa route au son du tambour sous les regards d’une
ville médusée. Malgré la volonté manifeste de certains d’en découdre, les
deux camps se sont observés. L’affrontement n’a pas eu lieu.
Bordes,
le chef des sections de Nérac qui passe un peu pour un despote prend alors les
devants de la colonne. Avec Capuron, Laporte que nous connaissons et le tailleur
Trézéguet les voilà, sur un char-à-bancs qui se portent à Calignac. Arrivés
au village, ils se précipitent à l’auberge de Lafaugère à qui ils
ordonnent de préparer des vivres pour 3000 personnes. On ignore si
l’intendance suivit, mais nos Néracais n’en poursuivent pas moins leur
chemin pour donner le même ordre à l’aubergiste des Crubelets, commune de
Moncaut.
Pendant
ce temps, à l’arrière, les difficultés commencent. Ce sont d’abord deux
gendarmes, porteurs de dépêches, que l’on croise et que l’on arrête :
l’huissier de Nérac, Boursac et Didouan de Xaintrailles leur arrachent les dépêches
et en font une lecture publique. Bonnet, le cordonnier de la route de Condom,
pourtant chef de section, glisse dans l’oreille de Lhérisson : « On
fait des bêtises ! ». La peur du gendarme, de l’uniforme est
traditionnelle chez ces populations rurales : braver aussi ouvertement
l’autorité et pire, violer le secret de la correspondance d’Etat inquiète
plus qu’il n’enthousiasme.
Puis,
à Calignac, se produit un incident plus grave (sans doute une des rares actions
présentant un caractère de violence : il est, d’ailleurs à souligner
que durant ce soulèvement, mettant en branle des milliers d’hommes armés,
aucun coup de feu ne sera tiré, ce qui est assez paradoxal, et qu’aucune
victime ne sera à déplorer, si on exclut, bien sûr, ceux qui dans quelques
jours, vont subir les foudres de la justice !). Arrivée dans le village,
la colonne se restaure pendant qu’un groupe dirigé par Darnospil, Boursac,
Pequeur marche sur la mairie pour s’emparer des armes. Mais le maire, Darblade
de Seailles a fait fermer la porte. Sommé de l’ouvrir, le forgeron Sauvage
s’y oppose, de même que le curé et le desservant Malbec refusent de donner
les clefs de l’église, en précisant que sonner le tocsin serait bien inutile :
pas un Calignacais ne suivrait... Boursac ordonne alors d’enfoncer la porte de
la mairie, où les 14 fusils de la garde nationale sont réquisitionnés.
La
marche reprend ensuite vers Agen par les coteaux. Essayons de nous représenter
ces hommes partis dans cette froide nuit et qui marchent depuis plusieurs heures
vers un combat dont ils ont sans doute du mal à se représenter la
configuration.
A quoi ressemble la colonne dont les rangs ont encore fondu à Nérac au vu du petit contingent fourni par la ville ? Selon le récit du procureur général de la République qui en fait une description apocalyptique destinée à faire frissonner de terreur, à une horde sauvage. Écoutons-le : « Elle était hideuse à voir, armée de fusils, de faux et de haches — elle entraînait avec elle des femmes qui se faisaient remarquer par la plus sauvage exaltation et certains individus qui croyaient au pillage s’étaient précautionnés de sacs pour rapporter le fruit de leurs dévastations. » La réflexion sur les sacs est l’illustration des interprétations tendancieuses de ce magistrat. On pourrait discuter longtemps des mille et un usages d’un sac... à commencer par le transport des vivres nécessaires aux marcheurs.
Dans
sa lettre, le conservateur Lespiault y voit « des pauvres diables en
partie contraints par la menace, en partie alléchés par l’espoir du pillage
et du partage », mais aussi « des vieux troupiers et d’habiles
braconniers. »[14]
Difficile
de se faire une idée exacte entre le groupe des plus décidés qui cherche à
motiver, à impressionner, à enthousiasmer et à entraîner par des chants révolutionnaires,
des formules comme « Vive la Guillotine », des accoutrements comme
le fameux bonnet rouge, et une masse qui suit avec plus ou moins de conviction.
Ces
hommes sont essentiellement des paysans, des bûcherons, des artisans et des
ouvriers auxquels se sont mêlés quelques rares bourgeois plus fortunés. Plutôt
jeunes, la plupart vont à pied, même si des responsables évoluent à cheval
ou sur des char-à-bancs, voire en tilbury : c’est le cas de l’adjoint
au maire de Barbaste Marcadet.
Ce
peuple est un peuple en armes. L’armement est hétéroclite, et marqué par la
tradition de 93 et de la grande révolution. On s’est muni de longues piques
au sommet desquelles certains ont mis le bonnet phrygien, « de faux
emmanchés très long d’une façon spéciale pour trancher la jambe aux
chevaux des gendarmes » et d’outils pouvant faire office d’armes. Mais
derrière la quinzaine de tambours et la vingtaine[15]
de drapeaux rouges beaucoup ont des fusils : Jean Robert les estime entre
1200 et 1500, Lespiault à « 300 excellents fusils à deux coups ».
Pas
étonnant dans cette région de chasse banale traditionnelle où chacun possède
son fusil de chasse : Fonter, un insurgé de Cauderoue fait d’ailleurs
profession de chasser la palombe. Cela explique que Steff, le buraliste de
Barbaste soit dévalisé de sa poudre par l’adjoint au maire pour faire des
cartouches. Mais on a réquisitionné aussi des fusils de guerre, ceux des
gardes nationaux entreposés dans les mairies. Si on peut penser que les insurgés
n’ont pas de problèmes pour s’emparer de ceux de Barbaste ou d’Ambrus, où
les conseils municipaux sont du côté des insurgés, à Lavardac, Bruch, il
faut les prendre par la force, tandis que Castéra, de Moncrabeau s’empare de
l’arme d’un garde national de la commune et que le forgeron de Montesquieu,
passe sa nuit à fabriquer des balles. Quant à Darnospil, il nous est décrit
comme armé d’un fusil mais aussi d’un sabre attaché avec une ficelle[16].
Il n’est d’ailleurs pas le seul à porter ce type d’armes.
Il
faut aussi souligner la place qu’ont pris les femmes dans le mouvement :
Deux d’entre elles, une de Lavardac, une autre de Moncrabeau seront traduites
devant la commission mixte. Combien furent-elles à participer à la marche
celles que le procureur décrit comme des furies déchaînées et J. Robert[17]
comme des infirmières ? Il est difficile de le dire. La tradition orale
rapporte cependant que parmi le contingent qui s’adjoignit à la colonne à Nérac
se trouvaient « Les pétroleuses du Petit Nérac » qui marchèrent
sur Agen en tricotant. Préparèrent-elles des bonnets phrygiens pour la troupe ?
La
plupart d’entre elles se contenta de préparer des vivres, du linge et selon
J. Robert de la charpie pour les blessés, preuve de l’état réel
d’exaltation révolutionnaire dans lequel se trouvaient les participants et
aussi de la place qu’y prirent « les personnes du sexe, jeune ou non ».
Il semble d’ailleurs que l’épouse d’un chef de section se rendit à
Villeneuve comme émissaire des Néracais pour se rendre compte des préparatifs
de l’autre colonne et qu’elle tenta vainement de remuer les Villeneuvois.
D’autres ont joué auprès de J. Robert qui dit avoir abandonné la colonne à
Nérac, le rôle de mauvaise conscience en l’accusant d’être un « traître
et un déserteur ». Tous ces éléments indiquent assez leur détermination.
Concernant
les motivations de ces hommes et de ces femmes, écoutons encore le procureur
qui poursuit son réquisitoire : « Ils ont menacé de mort et de
vengeance les plus terribles, les peureux et les récalcitrants, ont reproché
leur lâcheté à d’autres, ont fait briller aux yeux de beaucoup le pillage
et la dévastation et ont pu ainsi traîner à leur suite une horde en délire. »
La peur et l’appât du gain auraient ainsi été selon lui les seuls mobiles
des insurgés.
Mais
s’il est sûr que dans les rangs des insurgés la conviction est inégale,
(les désertions seront nombreuses) on voit mal comment on aurait pu seulement
par la contrainte morale ou physique, forcer plus d’un millier d’hommes et
de femmes à marcher vers un objectif qu’ils savaient dangereux, à moins
d’admettre qu’à des degrés divers, et sans doute confusément, ces hommes
avaient conscience d’agir pour une cause qui méritait qu’on prenne un
certain nombre de risques pour elle (et la répression très dure qui va suivre
a dû dissiper les illusions à ce sujet, pour ceux qui en avaient entretenu !...)
Quant aux accusations de pillage, nous verrons plus loin quel cas on doit en
faire.
Suivons
les maintenant pour la dernière partie de leur périple qui sera sans doute,
pour eux, la moins glorieuse.
C’est
à l’auberge des Crubelets, sur les coteaux, au-delà du village de Moncaut,
que se fait la halte suivante. Ici aussi, Bordes et ses amis ont fait préparer
des vivres. Et alors qu’apparemment les désertions se font plus nombreuses,
au point que le procureur de la République signale la mise en place « d’une
arrière-garde fournie pour retenir les fuyards par la menace de les fusiller… »,
les chefs distribuent de la poudre et des balles en prévision de
l’affrontement prochain.
Le
même procureur se demande aussi si les « insurgés qui ont bu et mangé
à discrétion ont bien payé l’aubergiste » regrettant que celui-ci
« sous l’emprise de la peur ou de la commisération » n’ait dénoncé
aucun pillage. Car si les désertions augmentent, aucun fait de pillage, de vol
ni de violence n’est rapporté sur ces deux journées en dehors de ce
procureur qui accuse sans preuves.
La
thèse de la Jacquerie[18]
à l’encontre de ces paysans et de ces bûcherons venus du fin fond de la
campagne n’est pas une spécificité du parti de l’ordre Néracais qui y
trouve confirmation du caractère épouvantable qu’il se fait du socialisme.
Mais dès 1865, Eugène Ténot[19]
au terme d’une enquête consciencieuse met en évidence la motivation
juridique fondamentale des insurgés et démontre les inventions calomnieuses
lancées par la presse du parti de l’ordre en rétablissant la vérité sur la
rareté des délits des insurgés.
Comme
nous, il n’en relève aucun à mettre au compte des insurgés de Nérac.
Mais
leur colonne approche d’Agen. Bordes et son équipe qui des Crubelets sont
encore partis en avant-garde arrivent au Passage et jusqu’au Pont de Pierre.
Surprise ! Si la ville est calme, il semble que la colonne soit attendue.
Au chef-lieu en effet, une dépêche est arrivée (de la sous-préfecture de Nérac ?)
qui signale qu’une colonne de 2000 hommes marche sur Agen. Les troupes de la
garnison sont aussitôt placées à la tête du Pont de Pierre sur lequel sont
braquées deux pièces d’artillerie. Quant à la garde nationale dont on a
battu le rappel, elle s’est aussi réunie pour maintenir le calme de la ville
même si les rangs de certaines de ses compagnies étaient bien dégarnis[20].
Mais la ville se tait : les démocrates n’ont pas bougé, pas plus que
les Villeneuvois ne semblent la menacer côté Nord. Surpris d’un accueil
aussi inattendu, les Néracais sont atterrés. Poursuivis par un peloton de
gendarmes qui s’avance sur la rive gauche pour surveiller la colonne, Bordes
et ses amis rebroussent chemin précipitamment. A la demi-lune du Passage ou un
peu plus loin, vers Roquefort, Bordes atteint l’avant-garde de la colonne.
Prenant la main de Didouan, il lui dit la mort dans l’âme : « Nous
sommes perdus et vendus. »
Un
bref conciliabule avec Darnospil confirme nos républicains dans l’idée que
vu les canons et le calme d’Agen, le coup est manqué. Désespéré il ne
tarde pas à donner l’ordre de la retraite qu’il souhaite organiser groupée
par Sérignac, Bruch, Feugarolles et le val de Baïse. Mais déjà de la colonne
fusent les cris et les récriminations, voire les imprécations contre les
chefs, tandis que certains prennent le chemin du retour par celui de l’aller
ou des voies plus discrètes.
2.
La dispersion 4, 5 et 6 décembre 1851.
C’est
en effet dans un certain désordre que s’égayent nos insurgés à la nouvelle
du coup manqué. Dans ces consciences peu politisées, plus habituées à subir
qu’à agir, il est probable que pour certains l’assurance et la résolution
font rapidement place au soulagement et bien plus au remords et à la crainte.
Nous verrons qu’hélas ce ne fut pas sans raison.
En
témoignent nombre de faits comme la lettre d’un habitant de Calignac[21]
qui signale « qu’à l’entrée de la nuit il a vu le retour, l’oeil
morne et la tête baissée des conquérants si fiers du matin » ou encore
le geste de cet insurgé de Durance qui « balance au fossé », entre
Nérac et Lavardac, son fusil et son bonnet rouge et le remplace par un bonnet
blanc... Pas mal de fusils finiront ainsi dans la soirée du 4. Démoralisés,
certains responsables avouent leurs appréhensions : ainsi l’huissier
Boursac, auteur des deux actes répréhensibles entre Nérac et Calignac pense
« qu’au retour il sera le plus puni ». Il ne se trompe pas !
Il écopera du fameux « Algérie plus... ».
Ainsi
donc, individuellement ou par petits groupes les insurgés refluent par diverses
voies, chemin de l’aller ou chemins de traverse. Le soir, la plupart ont
regagné leurs villages.
Pourtant,
la partie de la troupe la plus résolue et peut-être la plus nombreuse semble
cependant s’en retourner groupée, peut-être par villages, par Sérignac et
Feugarolles, comme l’avait recommandé Darnospil. Certains de ces groupes vont
encore faire parler d’eux.
Un
premier, d’une centaine d’hommes sous la conduite de Cadeilhan de Barbaste délivra
à Fougarolles une trentaine de fugitifs qui venaient d’être arrêtés (et
enfermés dans l’église ?)[22].
Sous la conduite de Darnospil, un groupe plus restreint probablement composé de
ses ouvriers fait parler de lui le lendemain, vendredi en s’emparant de la
mairie de Bruch après en avoir délogé la garde nationale[23].
Dans l’après-midi, ce même groupe pénètre au Port-Sainte-Marie vers 16
heures, où il semble qu’il s’y maintiendra jusqu’à la matinée du 6
criant sous les fenêtres du juge « A bas les blancs, vive les rouges ! »,
avant de se disperser définitivement.
Ainsi
finit donc sans gloire cette expédition Républicaine qui ébranla Nérac et sa
région le 4 décembre 1851. A ces républicains, il reste à connaître près
de 20 ans d’épreuves avant de revenir au jour.
Les
plus immédiates seront féroces, tellement la répression sera disproportionnée
et démesurée. Mais c’est une autre histoire dont nous reparlerons.
En
attendant, pour passionnant que soit le récit de ces événements
exceptionnels, quasiment et curieusement inconnus des Néracais
d’aujourd’hui, il reste à les expliquer. Il reste à montrer comment, par
quel cheminement, quelles organisations, l’idée républicaine a pu se
propager dans la campagne Néracaise au point d’y gagner la majorité des
consciences jusqu’à la levée en masse et en armes. Mais à côté de
l’origine du mouvement, il reste aussi à en préciser le contenu géographique,
social et politique : d’où viennent, qui sont ces insurgés de décembre
en Albret et surtout que veulent-ils ?
C’est
ce que nous nous proposons de faire, dans le prochain
chapitre de cette étude.
H.
DELPONT - P. ROBIN.
[1]
Tous
les renseignements de ce chapitre, à l’exception de ceux pour lesquels
nous avons mentionné d’autres sources ont été extraits des dossiers des
Archives Départementales du Lot-et-Garonne.
—
Série U affaires judiciaires - Dossiers U 18.
—
Série M affaires de police - Dossiers 4 M.
[2]
Eugène
TENOT, La
province en décembre 1851, étude historique sur le coup d’Etat,
Paris, 2e édition, 1868. Voir aussi Léo DELBERGE, Revue de
l’Agenais, 1957, p. 91-101 un résumé du livre de TENOT pour les événements
du Lot-et-Garonne.
[3]
Idem.
[4]
Le
Journal du Lot-et-Garonne
du 15-12-1851 qui reproduit ce texte trouvé dans la rue à Barbaste au départ
de la colonne.
[5]
Le
Journal du Lot-et-Garonne,
20-12-1851.
[6]
Le
Journal du Lot-et-Garonne,
10-12-1851.
[7]
Le
Journal du Lot-et-Garonne,
11-12-1851.
[8]
A.D.L.G.
U 18.
[9]
Jean
ROBERT, Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et mon histoire de proscrit,
Bordeaux, imp. Arnaud, 315 p. Cet ouvrage se trouve à la Bibliothèque
nationale. Une copie a été réalisée par la Société des Amis du Vieux Nérac
et déposée à la Bibliothèque municipale de Nérac.
Voir
aussi André SAPALY, « Un proscrit bazadais du coup d’Etat du 2 décembre,
Jean ROBERT », en les Cahiers du Bazadais, 3e
trimestre 1983 [Une synthèse de l’ouvrage de Jean ROBERT].
[11]
Lettre
du 8-12-1851 signée Lespiault de Nérac et adressée à Lespiault
professeur à Pau. Aimablement fournie par M. Maurcie TARRIT, marcophile à
Nérac. Photocopie déposée à la Bibliothèque municipale.
[12]
Probablement
rue du Bourg. Renseignement fourni par M. David, capitaine des pompiers.
[13]
Journal
du Lot-et-Garonne,
20-12-1851.
[14]
Lettre
de Lespiault à Lespiault, op cif.
[15]
Jean
ROBERT, op cif. Jean Robert se décrit comme porteur du même sabre attaché
d’une ficelle que Darnospil qu’il montre armé d’une faux. Etant donné
le sombre portrait que Robert brosse de Darnospil — un agent de Napoléon
— on peut penser à un portrait de complaisance sur celui d’un rival
qu’il jalouse.
[16]
Idem.
[17]
ldem.
[18]
Voir
aussi le Journal du Lot-et-Garonne du 5-12-1851 :
« Les éclaireurs de la Jacquerie... Cette troupe ramassée au son
du tocsin, emmenant avec elle des femmes et des enfants, s’armant,
pillant, appelant aux armes... ces malandrins... »
[20]
Le
Journal du Lot-et-Garonne,
5-12-1851 qui ajoute l’avoir constaté
« avec regret ». La
garde nationale sera d’ailleurs dissoute peu après.
[21]
Le
Journal du Lot-et-Garonne,
19-12-1851
[22]
Lettre
de M. Roger d’AVAIL de Xaintrailles du 14-01-1984 sur les souvenirs contés
par sa grand-mère.
[23]
Nous
devons à l’obligeance de M. Berthoumieu, assureur à Nérac qui nous a
fourni la photocopie des interrogatoires de son lointain aïeul, le jeune
Mandis Jacques, tailleur de pierres à Bruch, une autre version de la
participation des Bruchois.
Ceux-ci,
avertis dès le 2 au soir du coup d’Etat par Darnospil auraient commencé
a manifester avec Ducasse et Darnospil dans la matinée du 3. L’après-midi,
Darnospil de retour d’Agen vers 16 heures apporte l’ordre de marche sur
Agen dans la nuit du 3 au 4. On s’organise en occupant la mairie et en réquisitionnant
les armes. Mais les Bruchois, pas plus que les ouvriers du canal qui se
joignirent à eux n’auraient pas ainsi convergé sur Barbaste à la différence
de leur chef.
Cette
version contredit celle de Tenot qui signale que dans la colonne se
trouvaient les 200 ouvriers de Darnospil, les plus résolus de la colonne.
S’agit-il de la volonté de minimiser son rôle ? Une partie des républicains
Bruchois resta-t-elle à Bruch pour garder la mairie ? Tous les républicains
attendirent-ils le passage d’une colonne qui ne vint pas ? En tout état
de cause les Bruchois participèrent bien au mouvement même si c’est
peut-être plus indirectement que le montre la carte.
Ce
même interrogatoire signale en effet que le 5, après avoir abandonné la
mairie, les Bruchois marchèrent jusqu’à Saint-Laurent pour attendre le
passage d’une colonne qui venant d’Aiguillon marchait sur Agen.
Ne
voyant rien venir, la colonne s’en retourna à Bruch sous la conduite de
Darnospil muni de son sabre et renforcée de républicains de Xaintrailles.
Tambour en tête elle affronta et désarma la garde nationale rassemblée
par le maire, et la mairie fut ainsi prise pour la deuxième fois en deux
jours...
Bruch
fut donc bien un point sensible de l’insurrection quelle qu’ait été sa
participation à la colonne partie de Barbaste.